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Casablanca, jeudi 22 février 2018

Allocution de Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN, Présidente de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), Présidente de la Conférence Internationale des Commissaires à la Protection des Données et à la Vie Privée (ICDPPC)

 

– Seul le prononcé fait foi –

 

Monsieur le Président du Réseau Africain des Autorités de Protection des Données Personnelles,

Mesdames et Messieurs les Présidentes et Présidents d’autorités,

Monsieur le Secrétaire Général,

Mesdames et Messieurs, Chers Collègues,

 

C’est un honneur d’être parmi vous aujourd’hui en tant que Présidente de la Conférence des commissaires à la protection des données et à la vie privée. Je tiens à remercier vivement le Réseau Africain et la CNDP du Maroc pour l’organisation de cette conférence et l’opportunité qui m’est donnée de m’adresser à vous sur le sujet de la protection de la vie privée et des données personnelles en Afrique.

Le sujet des données et de leur protection est en effet de plus en plus central dans tous nos pays. L’Europe vient de se doter d’un encadrement juridique nouveau (RGPD), la Cour suprême indienne  a reconnu il y a quelques mois le droit à vie privée comme un droit fondamental,  le Congrès américain a approuvé il y a quelques semaines la ré-autorisation des programmes de surveillance des services de renseignement se fondant sur la fameuse section 702 du FISA, et ce malgré les nombreux appels au niveau international pour introduire des garanties supplémentaires.

En Afrique, ce sujet résonne avec de nombreux enjeux qui sont les vôtres, que ce soit ceux liés à l’économie numérique, à la sécurité ou à l’état de droit.

Vu de toutes les capitales,  l’Afrique numérique est en effet en marche.

Un récent rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) montre que l’économie numérique connaît une croissance sans précédent en Afrique, et certains décrivent le continent africain comme la « nouvelle frontière » ou « terre promise » de la révolution numérique : en effet, si l’Afrique est la région qui affiche la plus faible pénétration de l’Internet haut débit, elle possède le taux de croissance le plus élevé en la matière, et la hausse des abonnements à l’Internet mobile s’est accompagnée d’une augmentation significative des importations d’équipements de communication. Le nombre d’abonnés à la téléphonie mobile devrait dépasser le milliard en 2020. De fait, l’Afrique semble effectuer un bon en avant technologique, le fameux leapfrog, passant de la quasi-absence de connexion directement à la technologie 4G.

  • Ces évolutions seront discutées et débattues dans le détail au cours de cette conférence, mais je voudrais partager avec vous le fait que ce contexte offre aux autorités de protection des données une opportunité singulière. L’opportunité d’intégrer le plus en amont possible la protection des données dans les plans de développement et d’assurer ainsi un cadre de confiance attendu par les consommateurs et les investisseurs.

Plusieurs raisons vont dans ce sens.

La confiance repose tout d’abord sur les systèmes d’information qui vont être mis en place pour cette économie numérique et les conditions dans lesquels les flux de données, commerciales notamment, circulent. Or, assurer la protection des données personnelles c’est d’abord assurer leur sécurité. Et à l’heure des failles géantes et répétées comme celle ayant affecté les comptes de millions d’utilisateurs de Yahoo, celle des poupées connectées en Europe, ou encore la faille du « Master Deeds » en Afrique du Sud, nous voyons que cet impératif de sécurisation des données est devenu une priorité partout dans le monde.

La confiance est également nécessaire du côté des usagers et des consommateurs. A l’heure du numérique et de la volatilité croissante des mobinautes, un tel facteur est de plus en plus déterminant pour les affaires. Dans tous les pays, les consommateurs comparent, la société civile commente et, le cas échéant, se mobilise.  Dès lors, c’est par la définition d’un cadre juridique qui garantit les bonnes relations entre les utilisateurs et les opérateurs, les conditions de l’exportation des données ou de la sous-traitance que l’économie africaine pourra se développer.

D’ailleurs, cette transparence sur l’utilisation des données, cette responsabilisation accrue pour ceux qui les traitent, c’est aussi la philosophie du règlement général sur la protection des données (RGPD) ; par ce texte, les européens expriment la conviction que la protection des données peut constituer un véritable avantage concurrentiel dans une économique numérique globalisée de par la confiance accrue des consommateurs qu’elle suscite.

J’aimerais  que vous puissiez partager cette conviction et convaincre vos gouvernements et vos entreprises de sa pertinence.

L’Afrique peut aussi tester des modèles plus innovants autour des données qui répondent mieux aux exigences ou contraintes spécifiques de son marché : des technologies et applications moins consommatrices en données et construite sur la base d’une architecture nouvelle, plus décentralisée et multipolaire. D’aucuns parlent d’une « innovation frugale » et ces nouvelles approches peuvent séduire au-delà du continent africain tant elles résonnent avec des principes comme celui de minimisation des données en Europe par exemple.

Finalement, et à la différence d’autres régions du monde où les écosystèmes héritent d’un passé souvent lourd à faire évoluer, l’Afrique peut faire de son rattrapage numérique un véritable argument en faveur d’un modèle de protection des données très innovant,  protection prise en compte en amont dans sa stratégie numérique et lui apportant le cadre de confiance indispensable pour ses consommateurs ou investisseurs.

  • Les autorités de protection des données ont un rôle central à jouer dans ces évolutions.

Elles commencent à se mettre en place dans les différents pays au fil des lois qui sont adoptées sur le sujet. Nous avons pu voir une évolution positive et rapide dans de nombreux pays africains, avec l’adoption progressive ces dix dernières années de nouvelles lois sur la protection des données, la création d’une douzaine d’autorités de contrôle et la création récente du Réseau Africain. Tout ceci est la preuve que ce développement règlementaire peut aller vite et de manière effective.

Mais de grandes économies africaines comme l’Ethiopie ou le Kenya, ou des pays en pointe dans le développement numérique comme le Rwanda, ne disposent à ce jour ni de législation spécifique, ni d’autorité indépendante pour garantir le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles.

En outre, lorsqu’elles existent, il est essentiel que les états donnent à leurs autorités nationales les capacités et les moyens pour remplir leurs missions. Cette exigence ne se pose pas uniquement ici en Afrique, nous devons la défendre également en Europe et ailleurs dans le monde.

Il y a naturellement un effort pédagogique à mener auprès des gouvernements mais aussi des entreprises pour faire passer ce message. Trop souvent, nos autorités sont perçues comme des contrepouvoirs agaçants, des empêcheurs d’innover en rond. Trop souvent, la protection des données est exclusivement identifiée comme un enjeu de droit de l’homme et certains s’en méfient ! Il faut clarifier notre positionnement : notre métier, n’est pas celui de la liberté d’expression même si il lui est intimement lié. Il est de favoriser l’utilisation des données personnelles par les acteurs publics ou privés mais en respectant les droits des personnes. En matière de développement numérique, nous pouvons aider, nous  ne sommes pas un obstacle au développement ou à l’innovation ;  au contraire, nous les accompagnons et nous aidons à construire une innovation plus durable car respectueuse des personnes et plus sécurisée.  Dans la période qui a débuté en 2011, post-Snowden,  les individus sont demandeurs de garanties accrues sur le traitement de leurs données, que ce soit par les gouvernements ou les entreprises.

Vous pouvez donc être des partenaires légitimes de la révolution numérique africaine, en respectant votre rôle et vos attributions spécifiques, y compris pour favoriser l’innovation et la libre circulation des données. Le pari européen en la matière avec l’application effective du RGPD pourra, je l’espère, en faire la démonstration pour d’autres régions dans le monde.

Au-delà de l’économie numérique, les autorités de régulation ont un rôle essentiel à faire valoir dans la mise en place et la défense d’un état de droit. Le monde est de plus en plus global et nous partageons des enjeux communs comme la lutte contre le terrorisme. Mais, comme le groupe des autorités européennes a pu le dire dans son avis sur le Privacy shield, il faut que des garanties essentielles soient respectées lorsque les Etats ou leurs services de renseignement ont accès aux données des citoyens. Si les pratiques et cultures peuvent différer d’un pays ou continent à l’autre, l’on voit bien que le respect des droits des personnes est une revendication croissante des populations, une société civile internationale se met progressivement en place, et nos gouvernements doivent en prendre la mesure.

Là aussi, les autorités africaines doivent être considérées comme un partenaire dans le développement de l’usage régalien des données personnelles, en jouant leur rôle d’aiguillon pour que soit maintenu le cadre démocratique et le pacte sociétal qui s’impose aux gouvernements.

Donc, que ce soit vis-à-vis des entreprises comme des autorités publiques, les autorités africaines de protection des données africaines, ont, j’en suis convaincue, un fort intérêt à consolider ce rôle de partenaire, ce qui leur permettra d’accompagner au mieux la prise de conscience politique au niveau régional des enjeux relatifs à la protection de la vie privée et des données personnelles.

Le travail en cours au sein de l’Union Africaine pour la définition de lignes directrices sur la protection de la vie privée et des données personnelles est à ce titre une opportunité à saisir. A l’image du G29 en Europe, le RAPDP peut devenir l’interlocuteur privilégié des organisations supranationales africaines, pour que la révolution numérique en Afrique soit aussi un catalyseur pour l’innovation et le renforcement des droits des personnes.

  • Tous ces développements justifient que l’Afrique soit plus présente dans la communauté mondiale des autorités de protection des données et y fasse entendre sa voix. Qu’elle puisse prendre part au débat sur les modèles de gouvernance à définir au niveau international.

Cette communauté des autorités existe depuis environ 40 ans. Elle se traduit jusqu’à présent principalement par l’organisation d‘une conférence annuelle qui voit ses membres régulièrement augmenter : près de 120 membres en 2017 àong-kong Hong-Kong en octobre dernier. En filigrane de cette manifestation se nouent aussi depuis quelques années des relations plus opérationnelles entre les membres, sur les contrôles ou sanctions communes, sur l’éducation au numérique.

Face à ce foisonnement de membres, face aux besoins croissants de bénéfices plus opérationnels qui s’expriment entre eux,  la Conférence mondiale s’interroge aujourd’hui sur sa stratégie, sur son identité propre dans le monde numérique transfrontière. Ce questionnement n’est pas une remise en cause du passé mais il illustre plutôt la nouvelle maturité de cette enceinte qui se vit de plus en plus comme un réseau, à l’image de l’organisation du monde numérique. D’ailleurs, c’est là que réside notre force : les enjeux et défis que j’ai pu mentionner ne peuvent être relevés que si les autorités de protection des données sont capables d’agir ensemble, à la même échelle que les acteurs numériques que nous connaissons et de bâtir un écosystème de régulation combinant l’échelle mondiale et régionale.

Dans ce contexte, nous avons besoin d’entendre la voix de l’Afrique, de ses besoins et de ses spécificités. A cet égard, l’élection de Marguerite Ouédraogo au sein du Comité exécutif de la conférence internationale est un signal fort. Je me réjouis  aussi que le Réseau Africain consacre une partie de son assemblée générale de demain à la réflexion stratégique sur l’avenir de la Conférence Internationale, un processus qui pourra j’en suis sûre aussi servir les objectifs de développement et de coopération entre les autorités africaines.

La Conférence internationale doit être envisagée comme un forum ouvert et continu de dialogue et de coopération entre autorités au niveau international, s’articulant avec les forums régionaux. Ce dialogue se traduit par une approche de plus en plus multilatérale, où chaque pays ou région peut être entendu et faire valoir son modèle. Les solutions qu’appellent le numérique sont d’ailleurs souvent à l’intersection de plusieurs cultures juridiques et elles se nourrissent des contraintes des uns et des autres, qui nous poussent à innover.  Nous pouvons tous en tirer parti mutuellement, les autorités nouvelles comme les plus anciennes. Et nous pouvons être plus efficaces dans nos objectifs de développer des outils communs afin que les différents cadres juridiques existant en matière de protection des données puissent « se parler » et « s’entraider ».

Le RAPDP, en grandissant et en s’affirmant au sein de ce forum mondial pourra également contribuer à l’émergence d’une souveraineté numérique africaine bénéficiant au développement et aux droits de chacun.

Enfin, faire entendre la voix de l’Afrique est aussi essentiel pour nos discussions de fonds. Je pense ici en particulier aux questions relatives aux algorithmes et à l’intelligence artificielle. Nous attendons avec impatience vos contributions futures sur l’ensemble de ces sujets.

 

Conclusion

Chers amis, je me réjouis de ce moment que nous allons passer ensemble. Je tiens à remercier à nouveau vivement nos hôtes marocains. Je suis sûre que nous allons apprendre beaucoup les uns des autres.

Je souhaite pour terminer ajouter un dernier élément qui je l’espère pourra alimenter nos discussions aujourd’hui : un des atouts majeurs pour l’Afrique dans cette révolution numérique c’est probablement sa jeunesse, qui s’empare des nouveaux usages et invente de nouveaux modèles de coopération et d’innovation. C’est un atout que les autorités africaines devraient également prendre en compte en l’accompagnant, notamment en s’ouvrant encore plus sur les relais que peuvent représenter les organisations de la société civile, pour soutenir ensemble le développement numérique de l’Afrique.

Je vous remercie.